«Le Tour de Suisse ne se résume pas seulement à la course!»
Olivier Senn est directeur du Tour de Suisse. Dans l’interview ci-dessous, il nous parle des défis propres à l’organisation et des moments forts de l’édition 2025 du Tour de Suisse, de ses visions et de ses idées – ainsi que du thème de la sécurité dans le sport cycliste après les décès de Gino Mäder et de Muriel Furrer.
En ce début de janvier 2025, où en sont les préparatifs du Tour de Suisse 2025?
Olivier Senn: Nous sommes clairement plus avancés que l’an dernier au même moment. Au mois de décembre, nous avions déjà défini tous les lieux d’étapes et nous avons également terminé la plus grande partie des travaux relatifs à la détermination de l’itinéraire et aux demandes d’autorisation. Tout cela est réjouissant parce que nous disposons désormais d’un peu plus de temps pour peaufiner le tout et soigner les détails. Cette année, nous nous concentrons sur deux thèmes: d’une part la sécurité et d’autre part, la communication. Nous avons procédé à quelques adaptations et améliorations dans ces domaines. En effet, nous avons fini par devoir prendre en compte quelques modifications fondamentales.
Qu’entendez-vous par là?
Depuis novembre 2024, Gabriela Buchs travaille en tant que CEO de la société Cycling Unlimited – auparavant, elle était Chief Operating Officer d’Art on Ice Fribourg. Mme Buchs dispose d’une riche expérience dans le domaine de la gestion de projets et d’une large expertise dans le secteur de l’événementiel. Grâce à cela, je peux me concentrer encore davantage sur l’organisation du Tour de Suisse. Cette année, le Tour de Suisse des femmes aura lieu pour la toute première fois avant celui des hommes qui commencera lorsque se tiendra la dernière course des femmes à Küssnacht. Cela nous permet de susciter davantage d’attention en faveur de l’édition des femmes. Par ailleurs, le panel des participantes sera très probablement plus fourni parce que les dates de la manifestation conviennent mieux au calendrier des courses et ne touchent pas celles des championnats nationaux des femmes. Nous entendons d’ailleurs aussi souligner tout cela dans notre communication.
«Nous suscitons davantage d’attention en faveur du Tour de Suisse Women.»
Quelles sont les nouvelles mesures que vous avez prévues par ailleurs dans le domaine de la communication?
Notre objectif est de renforcer encore la marque Tour de Suisse. Chaque région et presque chaque commune importante de Suisse a son propre lien avec l’histoire du Tour de Suisse. Cette histoire est spectaculaire et nous aimerions que le Tour de Suisse ne soit pas seulement présent dans les esprits de la population lors de la course. Le thème du vélo, sous toutes ses facettes, les nombreux cols alpins tout à fait remarquables, les lacs, la très riche culture du Tour de Suisse, voilà tout ce que nous aimerions également présenter toute l’année durant sur les canaux des réseaux sociaux. Il y a de nombreuses possibilités pour échanger avec les adeptes du sport cycliste ou pour organiser des actions de relations publiques. Une chose est cependant claire: le Tour lui-même sera toujours le plus important.
Quels seront, cette année, les moments forts du Tour de Suisse des hommes?
Je me réjouis d’un Tour de Suisse ouvert qui nous réservera plein de surprises. Je pense aussi qu’il s’agit d’un circuit qui commencera à Küssnacht avec une étape qui ne sera pas si facile que cela. Il sera également très pittoresque avec le lac des Quatre-Cantons en guise de décor. Le mélange constitué d’étapes de plaine et de montées raides dans les montagnes sera, lui aussi, intéressant. Nous aurons en outre un petit détour par la Valteline en Italie et nous parcourrons des cols tels que le Splügen qui ne figuraient pas au programme de ces dernières années. Nous pourrons finalement conclure le Tour avec le contre-la-montre menant de Beckenried à la Stockhütte, ce qui constitue un véritable moment fort.
«Les équipes et les coureurs viennent très volontiers en Suisse.»

Le petit détour à l’étranger prévu cette année se fera en Valteline, en Italie.
Où en est le Tour de Suisse en comparaison internationale?
Notre bénéficions d’un très bon positionnement. Il y a bien sûr le Tour de France qui dépasse tout le reste, puis le Giro et la Vuelta ainsi que quelques courses classiques légendaires. Le Tour de Suisse s’est depuis longtemps établi en tant que numéro 4 des courses cyclistes. Notre pays bénéficie de routes et d’hôtels de bonne qualité et se distingue par une qualité de vie élevée. Cela explique que les équipes et les coureurs viennent très volontiers en Suisse.
La capacité d’attention du public ne cesse de se réduire. À quel point est-il difficile de positionner et de présenter un Tour de Suisse, qui comporte tout de même des étapes qui durent plusieurs heures, en tant qu’attrayante manifestation?
C’est un véritable défi. Cependant, il en va de même pour d’autres sports. Le cyclisme est un sport classique et un peu démodé. C’est à nous de concocter un programme qui parvient à divertir les téléspectateurs. Les gens rejoignent l’itinéraire pour y rester pendant deux à trois heures, mais ils n’ont ensuite que dix secondes pour voir passer le peloton. Heureusement, le Tour de Suisse est bien davantage que juste une course. Il réserve de nombreuses attractions telles que la colonne publicitaire et les gens peuvent aujourd’hui suivre ce qui se passe sur leurs téléphones portables. Cependant, une chose est sûre également: au plus tard avec la prochaine génération, le défi à relever sera encore plus grand. Nous travaillons d’arrache-pied à mettre en place de nouveaux formats de production qui soient encore plus divertissants.
Le monde du sport est soumis à des changements très importants. Des adaptations se font un peu partout afin de répondre aux habitudes modifiées du public. De quels types de sport les courses cyclistes pourraient-elles s’inspirer?
Je voudrais donner l’exemple du ski de fond. Il y a vingt ou trente ans, c’était devenu un sport très ennuyeux. On voyait les coureurs entrer dans la forêt, glisser, ressortir de la forêt, passer la ligne d’arrivée. C’est alors que de nouveaux formats ont été créés, par exemple le sprint et les courses-poursuites: aujourd’hui, ce sport est nettement plus attrayant. Souvent, le sport cycliste ressemble à ce qu’il était il y a cent ans. Cependant, les chiffres d’audience TV sont excellents, voire à la hausse, nous avons beaucoup de visiteurs lors des courses et les sponsors nous sont restés fidèles. Cela signifie que le sport cycliste continue encore de fonctionner sous cette forme parce qu’il compte un très grand nombre de supporters fidèles. C’est également le cas en Suisse.
«Le sport cycliste ressemble encore souvent à ce qu’il était il y a cent ans. Il nous faut de nouvelles idées.»
Quelle est la vision du sport cycliste? Les courses-poursuites ou des duels 1:1 ne seraient-ils pas également intéressants?
Sans aucun doute. Il ne faut pas vraiment une révolution, mais bien quelques idées fraîches et du courage. Il faut repousser certaines limites et se séparer de certaines choses, même si ces dernières, comme on dit, existent depuis toujours. Il y a des papiers conceptuels ma foi assez excitants, mais malheureusement, la Fédération mondiale n’accepte de changer que très peu de choses et bloque énormément d’initiatives. Ce qu’elle veut: des héros qui surmontent cinq cols pendant huit heures et se sacrifient corps et biens. Cela ne correspond plus du tout à l’air du temps. Pourtant, des plans correspondants, il y en aurait bien assez.
Par exemple?
Nous avons déjà réfléchi à concevoir le prologue comme un contre-la-montre très court. Il s’agirait d’une sorte de duel homme contre homme dont le vainqueur progresserait. Il s’agit d’un format de match dont ressort un vainqueur. Chaque manche gagnante permettrait d’engranger des crédits de temps. On pourrait aussi organiser une course-poursuite dans le cadre de laquelle les coureurs prennent le départ de manière décalée en fonction de leur retard. Pourquoi ne peut-on pas essayer cela? Il y a vingt ans déjà, la Fédération mondiale nous disait que nous pouvions faire un tel essai lors de courses des juniors. Je ne trouve pas qu’il s’agisse là d’une position très progressiste. Avec le temps, ne pas avancer, c’est reculer. Un jour, si rien ne change, le sport cycliste n’existera plus.
«Marc Hirschi a le potentiel de remporter le Tour de Suisse.»
Ne serait-il pas également important pour vous qu’un Suisse remporte enfin à nouveau le Tour de Suisse? Au cours de ces 22 dernières années, seul Fabian Cancellara a réussi ce tour de force en 2009.
Ce serait le rêve. L’attention du public pour le Tour de Suisse serait ainsi encore plus élevée dans notre pays. Pas seulement dans les médias, mais aussi le long du parcours. Les gens s’identifient très fortement aux coureurs suisses. Je pense que Marc Hirschi a le potentiel de remporter le Tour de Suisse. Il s’agit d’un talent exceptionnel et à 26 ans, il est dans un âge parfait pour ce faire. Après son changement d’équipe qui l’a mené d’UAE Emirates à Tudor, il remplit désormais un nouveau rôle qui lui permet de prendre davantage de responsabilité. Si Marc est en forme et en bonne santé, il peut prétendre à la victoire. Je pense de même pour Yannis Voisard à l’avenir.

Le village de Küssnacht, sur les rives du lac des Quatre-Cantons, sera le lieu d’arrivée du Tour de Suisse Women et le lieu de départ de celui des hommes.
Quelle conclusion tirez-vous personnellement de l’année cycliste 2024?
Cette année aura été très riche en péripéties, de véritables montagnes russes. Nous avons non seulement organisé le Tour de Suisse, mais avons également participé aux Championnats du monde de Zurich. Cela aura représenté énormément de travail pour notre équipe, ce qui n’était pas toujours simple à gérer en raison de notre forte implication. On ne l’a peut-être pas remarqué de l’extérieur, mais nous avons en partie clairement atteint nos limites. Simultanément, cela aura représenté une tâche supplémentaire extrêmement enrichissante et intéressante et, bien évidemment, un incroyable moment fort. Malheureusement, les Championnats du monde ont été endeuillés par le décès de la junior suisse Muriel Furrer, seulement une année après le décès de Gino Mäder lors du Tour de Suisse.
Comment avez-vous surmonté ces deux événements tragiques?
Il s’agit de quelque chose que l’on ne peut pas tout simplement surmonter, du moins pas si rapidement. Avec Muriel, la situation était tout à fait différente de celle de Gino. Lors du Tour de Suisse, j’étais un responsable en ma qualité de chef du comité d’organisation. Lors des Championnats du monde, il y avait beaucoup plus de responsables impliqués, par exemple la Fédération mondiale, la ville de Zurich, le canton, la police. Cependant, je me suis néanmoins retrouvé très fortement sollicité, c’était très intense. J’ai cessé pendant plusieurs mois de lire les journaux et les réactions de certaines personnes sur les réseaux sociaux étaient terribles. Cependant, c’est malheureusement dans l’air du temps. Ce qui était différent cette fois-ci, même si c’est malheureux à dire: nous étions mieux préparés.
À quoi avez-vous pu le constater?
Par exemple lors de la tenue de toutes les séances, des rendez-vous avec la presse, des diverses recherches à faire. Le plus important est de souligner qu’aussi bien la famille Mäder que la famille Furrer ont surmonté ces moments extraordinairement pénibles de manière vraiment impressionnante. Aucun d’entre nous ne peut s’imaginer ce que ces familles ont vécu. Jamais elles ne nous ont fait de reproches. Quant à moi, après les expériences que j’ai faites lors du décès de Gino, il était important que je ne parte pas de l’hypothèse que tous les autres réagissent comme moi ou de manière similaire à la mienne. Chacun réagit différemment face à une situation aussi grave. Il faut en tenir compte, surtout dans le cadre de la collaboration avec l’équipe et nos auxiliaires.
Quelles conclusions avez-vous tirées de ces deux accidents mortels?
Le deuil et le choc étaient et restent présents. Cela sera toujours le cas. Je parviens à me motiver en me disant qu’il est dans mon pouvoir de rendre l’évolution du sport cycliste encore plus sûre. Voilà notre ambition. En notre qualité d’organisateur, nous devons tout faire pour que de tels accidents mortels ne se produisent plus jamais. Il ne s’agit pas de vouloir éviter les chutes à tout prix, car cela, nous ne le pourrons jamais. En revanche, il s’agit d’éviter les conséquences catastrophiques de telles chutes.
«Nous devons tout faire pour que de tels accidents mortels ne se produisent plus jamais.»
Dans des sports tels que le ski alpin ou le cyclisme, une telle sécurité absolue est illusoire.
C’est un fait, le risque est toujours là. En ski alpin, on peut réduire quelque peu un saut ou rendre un tracé moins agressif. Dans le sport cycliste, c’est difficile, car la route est telle qu’elle est. C’est pourquoi nous devons tout faire pour accroître encore le niveau de tous les facteurs – par exemple l’itinéraire et les précautions de sécurité. Le matériel s’améliore en permanence et les coureurs sont toujours plus rapides: il devient de plus en plus difficile de contrôler les vélos et leurs guidons si étroits lors de descentes extrêmement rapides. Il est très important que l’on parle maintenant de tous ces éléments. Il se pourrait aussi que s’expriment des idées assez extrêmes.
Par exemple une restriction de vitesse. Sincèrement: ce n’est pas très réaliste dans le sport cycliste.
Soulignons qu’en Formule 1, il existe aussi des limitations de vitesse dans la «pit-lane». Cependant, vous avez raison: cela ne fonctionnera pas, car cela n’est pas praticable. On ne peut pas bloquer la vitesse des vélos et on ne peut guère prescrire aux coureurs de ne pas dépasser les 60, 70 ou 80 km/h. Dans une descente, cela serait même dangereux et cela irait à l’encontre de l’idée même du sport. Cependant, il convient de discuter de chaque idée présentée. Certains demandent même que l’on interdise purement et simplement les descentes. Je trouve cela très difficile, car cela reviendrait à favoriser encore davantage les grimpeurs et à ignorer une compétence très importante dans le sport cycliste. Aujourd’hui, il n’est pas rare que l’on atteigne une vitesse de 100 km/h. Avec le vent dans le dos, on a déjà mesuré des vitesses de 136 km/h. Voilà pourquoi nous devons tout faire pour sécuriser les itinéraires à la perfection. Je parle de tapis de protection, de zones sans spectateurs, de systèmes préventifs.
Et quelles sont les nouvelles mesures que l’on pourrait réaliser en premier?
Nous pourrons mettre à la disposition des équipes des documentations encore plus complètes sur les itinéraires et les tronçons les plus dangereux, dans l’idéal en direct à partir de 2026. Aujourd’hui, cela devient tout à fait possible grâce à la numérisation croissante et à l’usage d’applications. À la fin toutefois, ce sont des êtres humains qui conduisent. Il y aura des chutes. Ce qui ne doit plus jamais arriver: que l’on ne remarque pas des chutes telles que celle de Muriel Furrer à Zurich. Voilà pourquoi il faut mettre en place la localisation par GPS sur l’ensemble des itinéraires. Cela sera déjà le cas cette année lors du Tour de Suisse.
«Dans de nombreux pays, les plus grands talents s’entraînent comme des professionnels à part entière dès l’âge de 14, 15 ans.»

L’étape finale du Tour de Suisse: un contre-la-montre entre Beckenried, sur les rives du lac des Quatre-Cantons (435 mètres d’altitude), et la Klewenalp-Stockhütte (1593 mètres d’altitude). Les piétons parcourent ce trajet de préférence à bord du chemin de fer de montagne.
Les exploits sportifs spectaculaires de la grande star Tadej Pogacar, qui roule dans une ligue qui lui est propre, constituent également un thème de discussion tout à fait passionnant dans le monde du cyclisme. Il y a des gens qui associent directement de tels exploits au dopage. Qu’en pensez-vous?
C’est assez injuste. Pogacar est un talent comme notre sport en a très peu connu au cours de son histoire. Il s’entraîne et travaille très, très dur. Le sport cycliste est doté aujourd’hui de l’un des meilleurs systèmes antidopage du monde. Aujourd’hui, il y a longtemps qu’il n’y a plus de dopage systématique. Cependant, des cas isolés sont toujours possibles, ce qui est d’ailleurs également le cas dans d’autres sports et dans le monde économique. Il y aura toujours des gens qui consommeront des substances dopantes. Pogacar est tout simplement meilleur que les autres. Remco Evenepoel fait, lui aussi, preuve d’exploits tout à fait remarquables. Les paramètres d’Evenepoel et de Pogacar sont tout simplement incroyables. Aujourd’hui, les méthodes d’entraînement sont encore plus professionnelles que naguère et dans de nombreux pays, les talents les plus prometteurs s’entraînent dès l’âge de 14 ou 15 ans déjà comme des sportifs professionnels à part entière. Chez nous, en Suisse, ce processus ne commence que bien plus tard, après l’apprentissage ou après la maturité. Aussi exceptionnel que soit le talent de Pogacar et d’Evenepoel, je pense qu’il serait mieux pour le sport cycliste qu’il règne un peu plus d’équilibre à la pointe.

Oliver Senn
Voici onze ans qu’Olivier Senn dirige le Tour de Suisse: il est devenu l’une des personnes les plus influentes du sport cycliste en Suisse. Âgé de 54 ans, cet Argovien détient une participation à la société Cycling Unlimited et travaille dans divers domaines. M. Senn vit avec son épouse australienne et ses quatre enfants à Gansingen.
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